« Internet la société du paraître »
Des millions d'internautes s'affichent, se livrent sur les blogs et les réseaux sociaux.
Que pensez de cette tendance exhibitionniste et nombriliste ?
En langage Twitter, « live-tweeter » signifie raconter ce que l'on est en train de vivre en direct – de plus ou moins intéressant. Sur les réseaux sociaux, blogs personnels et, au-delà dans la rue ou encore les transports avec l'utilisation massive des téléphones portables, la tendance est à la surexposition. Chacun y va du récit de ses emplettes du jour ou de la vidéo de ses vacances avec des amis riant bêtement lors de soirées arrosées. Sans, semble-t-il parfois, la moindre retenue. Le phénomène ne concerne pas seulement les adolescents et les loisirs : l'exposition de son quotidien et l'étalage de soi sont pratiqués à tous les âges, dans la sphère amicale ou professionnelle. Même les responsables économiques ou politiques (voire le Pape ! – succombent à la tentation narcissique du « selfie », cet autoportrait réalisé avec un smartphone et posté sur les réseaux sociaux. L'étape suivante consiste à apprécier le succès de ces partages, de qualité plus ou moins douteuse, en voyant monter sa jauge d'abonnés sur Twitter ou son nombre de « like »sur Facebook (bouton que l'on active sur la page d'une personne pour indiquer que l'on aime l'information émise).
La norme du paraître
Est-il si difficile de résister à « l'injonction narcissique » décrite par le philosophe Pierre Zaoui, auteur du récent essai La Discrétion ou l'art de disparaître (Ed. Autrement) ? Ne sommes-nous rien parce que nous avons peu ou pas d'amis sur Facebook ou de contacts professionnels sur Linkedin ? Mais, au fait, quel est le risque de cette invitation constante à parader ? « Cela peut engendrer des troubles, reconnaît Gérard Bonnet, psychanalyste et auteur de La tyrannie du paraître (Ed. Eyrolles). Soit le sentiment d'être transparent qui s'accompagne d'un repli sur soi, soit, plus grave, le clivage. On a parfois l'impression que l'excès d'apparence, de comportement, d'expression est la norme. Pour se protéger, on cherche à s'y conformer et, ce faisant, on développe une personnalité inverse à la sienne. »
Et, est-ce le développement des technologies qui a encouragé cette surexposition du Moi ? « L'être humain n'a pas changé, nous ne sommes pas des mutants ! Mais nous avons appris à utiliser des technologies qui nous permettent de mobiliser l'attention d'un grand nombre d'interlocuteurs de manière plus facile, répond Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste. On élargit les possibilités, mais le désir est le même. Celui de se montrer, d'avoir une bonne estime de soi, et, pour cela, de bénéficier de l'assentiment des autres. »
Un désir « d'extimité »
Tout le monde ne tombe pas pour autant dans l'exhibitionnisme qui consiste à montrer des facettes de soi dont on est sûr de l'effet : un corps dont on est fier, des plaisanteries imparables… « L'exhibitionniste est un cabotin répétitif qui ne court aucun risque »formule Serge Tisseron. Pour lui et contrairement aux lanceurs d'alerte, se montrer via les écrans comporte une prise de risque. Dans L'intimité surexposée, paru en 2001 (Ed. Ramsay) au moment de l'émission Loft Story, il parle de « désir d'extimité » pour expliquer ce besoin de se montrer sur Internet : « Un mécanisme par lequel chacun d'entre nous cherche à faire valider des parties de lui jusque-là tenues secrètes et dont il éprouve brusquement le besoin de les montrer à d'autres. »
La principale dérive actuelle, en étant, selon lui, de chercher à montrer que l'on est capable de faire plus, de recueillir à tout prix davantage de « Like », d'amis, de contacts, que le voisin : « Cela ne relève pas de la pathologie mais du mésusage. Vous passez alors à côté de ce qui est le plus intéressant sur Internet : le contact, la convivialité, la collaboration. »
Texte d'Isabelle Guardiola
paru dans le magazine Valeurs Mutualistes N° 292 (sept. – oct. 2014)